Carnet d’un vieux médecin de campagne

Hier, j’ai vu un fermier qui venait de la Première Concession. Vous savez c’est où la Première Concession? Un beau rang de campagne qui longe la frontière à l’orée des montagnes américaines. Tout en vallons. Au pays des loyalistes, là où enfant je n’aurais jamais mis les pieds parce que c’était la région des «Anglais» et des «protestants»! Alors que maintenant, j’y vais souvent. C’est un bel endroit pour faire du vélo. Les paysages sont magnifiques avec une vue en plongée sur la vallée du Saint-Laurent et un aperçu, par beau temps, sur Montréal et ses gratte-ciels. Les montées sont hardies. Je vous conseille le chemin de Stevenson. C’est là que j’ai amené ma fiancée laquelle incidemment est «Anglaise» et «protestante ou anglicane ou unie, ou je ne sais trop quoi d’autre», alors que moi je ne suis plus rien. L’église du village est maintenant fermée à double tour et à l’abandon. On raconte que les bancs auraient été vendus et déménagés. Une église fermée et sans bancs, c’est quoi ça?Comme les temps changent!L’homme venait pour une douleur à l’épaule. La veille en descendant de son tracteur, il s’était accroché. Rien de majeur. Un incident anodin comme il en arrive des dizaines dans la journée d’un cultivateur. La douleur n’est pas apparue sur le coup, mais bien dans la nuit. Juste à le voir marcher, je voyais bien qu’il était mal en point. Il ne se plaignait pas - les cultivateurs ne se plaignent jamais sauf de la météo dont ils récriminent sans arrêt. C’est bien connu. Un vrai farmer! Incapable de bouger le bras, comme pogné dans un bloc, mais pas un mot. Aucune mobilité possible dans les trois axes aux mouvements actifs, passifs ou résistés. L’omoplate suivait l’humérus dès qu’on soulevait le moindrement le bras.Le diagnostic était facile: capsulite adhésive ou «frozen shoulder». Je ne voyais pas autre chose. Ce n’était sûrement pas une tendinite et probablement pas une bursite. Quant à une déchirure de la coiffe des rotateurs, cela me semblait improbable. Le traitement était connu: injection de cortisone intra-articulaire. Je connaissais bien le traitement et la technique. L’approche postérieure, à la pointe de l’acromion en visant l’apophyse coracoïde avec une aiguille d’un pouce et demi. Mais j’hésitais. Il y a bien longtemps que je ne l’avais pas pratiquée. Devrais-je la tenter ou le référer? «Primum non nocere» sonnait à mes oreilles. Mais pour un cultivateur, chaque heure compte. J’ai décidé de l’envoyer en radiologie pour une échographie et à un collègue pour une injection de cortisone écho-guidée. Ai-je bien fait? Suis-je un vieux médecin dépassé qui devrait arrêter?La semaine précédente, j’ai reçu une jeune fille pour un trouble anxio-dépressif majeur. Rarement vu un tel état anxieux. Une enfance difficile. Un conflit parental larvé. Une famille reconstituée. En panne d’amour. Une faible estime de soi. Des antécédents de tentative de suicide et un suivi dans un hôpital psychiatrique. Puis, arrivée à 18 ans, plus rien: pas de suivi psychiatrique ni psychologique. Pas de médecin de famille non plus, sinon qu’elle était inscrite à un groupe où personne ne pouvait la recevoir. Pauvreté et quasi absence de ressources en santé mentale. J’ai donc ajusté sa médication et l’ai référée au CRDS en psychiatrie – ce qui implique plusieurs mois d’attente. Je la reverrai dans les prochaines semaines.Bizarrement, ces patients comme bien d’autres que je reçois sont tous inscrits auprès d’un médecin ou d’un groupe de médecins. Impossible pour eux de les voir. Ils me disent tous: «Docteur, j’ai bien essayé, je vous dis». Cela semble un constat universel. C’est bien beau d’avoir un médecin de famille, mais encore faut-il pouvoir le consulter quand on en a besoin, non?Je me demande bien comment les anciens omnipraticiens pouvaient y arriver? Comment ils pouvaient exercer dans toutes les sphères de la médecine – accouchement, urgence, hospitalisation, et recevoir tous et chacun. Je me demande bien comment il arrivait à tout faire, tout savoir, être de garde 24 heures sur 24, 365 jours par année, être parfait. Ne pas avoir de temps pour soi. Toujours à écouter, à traiter, à guérir. Toujours à donner. En vieillissant, je vois bien combien ce concept est une illusion, une fable, un mirage. Il n’y a pas un médecin de famille que je connaisse qui exerce dans tous les champs de la médecine familiale. Ce n’est pas possible. On devrait le dire aux étudiants en médecine qui considèrent cette spécialité. Ce n’est pas cela la médecine familiale. Non, vous n’aurez pas à être omniprésents et omnipuissants. Non vous n’aurez pas à être parfaits, en tout et partout. Oui, vous saurez être humains.Pendant ce temps, le vieux docteur du village se dit qu’il devrait arrêter, qu’il est trop vieux, qu’il est fatigué. Et pourtant…Quand le vieux docteur voit ces gens, il se dit qu’il a peut-être encore sa place. Une petite place de rien du tout. Une goutte dans l’océan des besoins. Le vieux docteur se dit qu’il a beaucoup reçu dans sa vie. Qu’il a été très privilégié. Lui le p’tit-gars-du-village (c’est ainsi que son père le présentait: «C’est mon p’tit-gars» - ce qu’il détestait se faire affubler de cette façon - «Je ne suis pas un p’tit-gars, bon» disait-il ). Le p’tit-gars-du-village, donc, devenu médecin qui va essayer de faire son possible (encore!), conscient de ses failles et de ses limites. Le vieux médecin de campagne qui va encore essayer d’aider.C’est fou, mais c’est comme ça.Après on verra…