Cachez ces morts que je ne saurais voir

Je lis La Presse depuis toujours. Depuis mon plus jeune âge, depuis que j'ai appris à lire. Enfant, après la Grande Messe du dimanche, mon père nous amenait chez Aubin, le dépanneur et la confiserie du village, chercher le cahier du samedi — la volumineuse édition papier. J'avoue qu'à l'époque, les Cracker Jack et la gomme balloune m'intéressaient bien davantage que le journal. Mais ma mère était formelle: nous ne pouvions pas revenir à la maison sans sa précieuse Presse. Par la suite, j'ai continué à lire la version imprimée, puis celle électronique. Il fut une époque où je ne pouvais pas partir pour le travail sans avoir lu Foglia, ni sans avoir regardé combien de buts Lafleur avait comptés, le plus souvent le matin, pressé, avec le café, entre deux rôties. Quand j'arrivais aux avis de décès, je savais qu'il était temps de me grouiller sinon j'allais être en retard. Le temps de jeter un dernier coup d'œil aux morts pour voir si je connaissais l'un ou l'autre. Ah! bon… Jos Denis est mort…eh ben! Récemment, La Presse a décidé de déplacer les avis de décès à la toute fin… Pourtant, il fut un temps où les morts occupaient une place importante dans notre société. Comme quand ils étaient exposés à la maison. On m’a raconté que mon arrière-grand-père avait été exposé pendant des journées entières dans la cuisine familiale de son fils, à Très-Saint-Rédempteur, au grand dam de Marie-Josephte, son épouse, et de ma grand-mère, qui avait dû ouvrir sa maison à tous ses concitoyens venus rendre un dernier hommage au disparu, parmi lesquels bien des curieux, tout en s’occupant des enfants et des petits-enfants qui se chamaillaient autour du macchabée — il paraît que cela ne l’a point dérangé! Quand j’étais enfant, le village comptait son salon funéraire, et mon père se faisait alors un devoir d’aller offrir ses condoléances à la famille du disparu, même si, de son vivant, il avait connu quelques différends avec le trépassé. Il semble même que parfois le temps s’arrêtait, comme quand le docteur Brosseau, le médecin du village ou, quelques années plus tard, le maire trépassèrent. L’église était alors remplie à craquer, jusqu’au jubé dit-on, de gens venus d’un peu partout pour rendre hommage aux disparus. Tellement que le stationnement débordait jusqu’à la voie ferrée. C’est tout dire. Plus maintenant. Aujourd’hui, à moins d’être un personnage célèbre, on meurt dans l’anonymat le plus complet. Dès que cela ne va plus, on vous amène à l’urgence où vous disparaissez dans les entrailles de l’hôpital, ou bien on vous place dans un Centre de soins de longue durée et on vous oublie là. Et comme si cela n’allait pas assez vite, si vous trainez le moindrement, on vous proposera l’aide médicale à mourir. Vous serez sans doute d’ailleurs les premiers à la demander, tellement vous êtes bien conditionnés. Ce n’est pas une vie que cela, vous direz-vous. Et, puis, après le dernier battement – une salve d’extrasystoles ou une asystolie –, on mettra vos cendres dans une urne. Pas d’exposition, pas de veillée au corps, pas de flafla. Pas de pleurs, pas de chagrin, pas d’anecdotes non plus. Et surtout, pas d’enfants qui courent autour du mort. Rien. Puis, on vous mettra dans un petit trou, tellement petit que vous pourriez le creuser vous-même à la pelle ronde, ou depuis un pont, on vous laissera vous éparpiller au vent. Que Dieu ait votre âme et… vos cendres aussi. Pendant que les autres, ceux encore parmi les vivants, seront là à se demander: — Coudonc… Jos Denis est-il mort? Pas surprenant que La Presse s’inscrive maintenant dans le courant contemporain. Allez les morts, faite de la place. À la toute fin de l’édition — le plus loin possible, impossible d’être plus loin. Juste après les annonces d’IGA, de Métro et du Super C. Cachez ces morts que je ne saurais voir1. Au suivant. 1. Couvrez ce sein que je ne saurais voir. Par de pareils objets les âmes sont blessées, Et cela fait venir de coupables pensées. (Tartuffe, Molière, acte III, scène 2)

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