Bientôt, une politique pour les gens de la rue

Québec doit déposer d’ici décembre sa Politique en itinérance. Au-delà du « cadre de référence » déjà existant, la Politique établira en ce domaine une responsabilité gouvernementale, sociétale. Le soin de s’occuper des gens de la rue relèvera alors autant du réseau de la santé que des organismes communautaires ou caritatifs.Entrevue avec Céline Bellot1, membre du comité d’experts pour la Politique en itinérance.A-t-on une idée claire de la situation de l’itinérance au Québec, en 2013 ? Non, les dernières données fiables remontent à 1998 (28 000 itinérants, à Montréal et à Québec)2. Depuis, rien. On continue de travailler avec ce chiffre. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un itinérant ? Quelqu’un qui est dans la rue depuis trois semaines, six mois, un an, qui dort dans son auto ou squatte chez des amis, devenant invisible dans les statistiques ? En soi, le chiffre, comme la définition, suscite tout un débat.Quels sont les enjeux derrière le chiffre ?Si on met la définition trop haut, on touche la frontière des pauvres, et là, on embrasse trop large; si on la place trop bas, on va manquer bien du monde. Tous les itinérants ont un dénominateur commun : l’absence de domicile fixe, soit de façon temporaire ou – c’est le lot d’une minorité –, chronique.Pour exister socialement, il faut avoir une adresse. Pour vous et moi, être domicilié constitue la porte d’entrée aux services publics. Pour un itinérant, ne pas être domicilié multiplie les problèmes par 100, dès le départ, avant même d’avoir à affronter la rue. Une des solutions consiste à leur trouver un domicile, bien que l’itinérance ne se résume pas au problème du logement. Il s’agit de ramener la personne dans des rapports de protection et de soutien.L’itinérance, est-ce d’abord un problème de santé mentale ?Oui, pour une personne sur deux, environ. La rue use les corps, aggrave les vieux problèmes et en suscite de nouveaux. Les itinérants sont avant tout des personnes en rupture de liens sociaux, des gens que tranquillement, ou abruptement, leur famille et les institutions ont abandonnés.On agit pour eux dans l’urgence, en leur fournissant un toit ou un repas pour un soir, mais ça vire en logique de survie constante, de perpétuelle réponse aux besoins vitaux de base. Rien ne se règle. À travailler ainsi sans cesse dans l’urgence, on fabrique peu de liens réparateurs, contrairement à ce que fait, par exemple, l’organisme La rue des femmes.Comment évaluez-vous son action ?Comme un modèle d’intervention. Léonie Couture, sa fondatrice, traduit avec justice et justesse le souci de l’autre. Son action est ce qui s’approche le plus de l’idée de réparation du lien social, affectif même, dans une ambiance quasi familiale. Elle accueille des femmes en bout de course, en pleine trajectoire de souffrances et de ruptures. Elle leur apporte un toit et des repas, certes, mais surtout, elle tisse des liens personnels avec elles. Elle met de la durée dans la relation, réintroduisant le respect chez ces femmes qui vivaient de l’irrespect constant.N’y a-t-il pas une tendance à chercher à atténuer les effets de l’itinérance en offrant aux gens de la rue un milieu de vie ?La tendance en effet, c’est de ne pas se limiter au rôle de refuge, mais d’élargir les services, en vue de créer un milieu de vie. Plusieurs refuges évoluent ainsi vers l’insertion sociale, avec accès au logement, à des appartements supervisés. Donc, pas juste offrir un toit pour un soir, mais tenter de redomicilier la personne, avec accès au logement social et soutien communautaire.Est-ce vrai que l’itinérance se féminise ?Oui. On rencontre aussi des femmes de plus en plus âgées, celles qui forment les dernières cohortes de femmes n’ayant pas, ou peu, travaillé; ou encore, des femmes victimes de violence conjugale, mais qui ne se sont pas rétablies; aussi, des femmes aux prises avec de longues dépressions et qui, ayant épuisé tous les réseaux, aboutissent à la rue. On croise aussi des femmes sortant de prison ou d’un foyer pour femmes battues.Ce qui nous dérange, au fond, c’est que ces personnes, hommes ou femmes, utilisent l’espace public à leurs propres fins. Mais pour elles, c’est un choix contraint.Qu’est-ce qui caractérise les femmes dans la rue ?L’insécurité. Les hommes itinérants ressentent moins cette urgence vitale de sécurité. Les femmes, elles, se sentent plus isolées dans la rue et ont besoin de s’en sortir plus vite. Cela dit, les jeunes se sécurisent entre pairs. Filles et gars squeegees par exemple se regroupent souvent, ce qui est plus sécuritaire en soi que la situation d’une femme isolée de 45 ans qui erre dans la rue.On voit par ailleurs de plus en plus de femmes immigrantes ainsi qu’une explosion du nombre de femmes autochtones descendues dans le sud pour fuir la violence ou pour y chercher des soins.Doit-on imputer à la désinstitutionalisation le nombre élevé d’itinérants atteints de troubles mentaux ?De fait, au début, il y a 20 ans, elle a aggravé les choses, les ressources communautaires promises n’ayant pas suivi. Aujourd’hui, le problème s’est inversé : la première ligne médicale en santé mentale est si précaire et l’accès à l’hôpital psychiatrique si serré, que la personne ne peut plus recevoir les services. Le jeune qui se retrouve à la rue, souvent, n’a jamais pu entrer à l’hôpital pour y recevoir des soins.Comme professionnel de la santé, quand vous êtes déjà en mode surcharge, qui choisirez-vous de traiter en priorité : la personne domiciliée, « normale », ou celle, désorganisée, qui sent mauvais et n’a pas sa carte-soleil ?Environ la moitié des jeunes de la rue sont passés par la DPJ. Comment voyez-vous l’action de cette dernière ?Elle fait ce qu’elle peut, et de mieux en mieux, surtout dans la transition à la sortie du Centre jeunesse, où elle s’efforce de prévoir de l’hébergement. Un jeune de 18 ans qui quitte la DPJ est censé être en autonomie complète. Ce qu’on ne demande pas à nos propres enfants de cet âge, on l’exige du jeune qui quitte la DPJ.Que ce soit à la sortie de prison, de l’hôpital ou de la DPJ, chaque institution est centrée sur son mandat, mais personne ne se demande : que se passe-t-il pour l’usager après moi ? La prévention, c’est aussi de se demander ce qui va se passer après. Au Royaume-Uni et en Écosse, l’institution qui s’occupe d’un usager a l’obligation légale de lui trouver une place, de le domicilier une fois le service reçu. La prévention y inclut la question de l’« après ».Comment réduire l’itinérance, selon vous ? D’abord en arrêtant de la créer. Prison, hôpital, DPJ, première ligne en santé mentale, chaque instance porte sa part de responsabilité pour éviter que la personne ne se retrouve à la rue. La moitié de ceux qui vivent dans la rue n’y seraient pas si chacune des institutions précitées jouait son rôle de rempart et de protection.Un itinérant n’a pas juste besoin d’un médecin, par exemple, mais d’une relation avec un médecin. Saluons à ce chapitre l’action de pionnières comme Hélène Denoncourt, infirmière, ou la Dre Marie-Carmen Plante, psychiatre. Ces femmes ont saisi l’urgence de soigner les itinérants là où ils vivent, dans l’instant. Elles ont bien compris que jamais ils ne viendraient à leur cabinet. L’action de ces pionnières, c’est l’exemple parfait des soins centrés sur le patient vulnérable. On peut mentionner enfin, de manière plus récente, l’Équipe Sol, au CHUM. Elle tente de faire un pont entre les soins psychiatriques et la rue.La création d’équipes itinérance, une solution ?Nous avons posé la question à Céline Bellot. Voici sa réponse :« Oui et non. C’est bien d’avoir une ressource dédiée, mais en refilant le problème à quelques spécialistes, on ferme aussi les portes du réseau de la santé aux itinérants. Celui-ci s’est tranquillement délesté de ses responsabilités sur quelques équipes spécialisées, ce qui peut favoriser le rejet. Tout est rabattu vers quelques lieux et ensuite, on crie à la concentration de problèmes en ces mêmes lieux, mais tous contribuent à alimenter le problème. »Itinérance et santé : quelques constats qui dérangentLes itinérant(e)s ont en théorie accès au réseau de la santé, mais peu s'en prévalent de leur propre chef. La rue est violente et anxiogène et pourtant, certains préfèrent rester dehors. Pourquoi ?Approche différenciée selon le sexe : contrairement au réseau de la santé, les ressources sont séparées hommes/femmes. Les femmes qui vivent dans la rue sont plus « invisibles ». Cette invisibilité les protège-t-elle, leur nuit-elle ? S'en tirent-elles mieux que les hommes ?Les effets pervers de la sectorisation en santé mentale : accès aux soins = territoire + adresse + code postal. Or, la plupart des itinérants n'ont ni adresse ni carte d’assurance maladie.Les itinérants répondent souvent aux critères de vulnérabilité, qui servent à prioriser l'accès aux soins. Or, le réseau leur est souvent hostile.Le droit de refus de traitement qu'invoquent de nombreux itinérants joue contre eux : les établissements en profitent pour ne pas s'en occuper. Dix hôpitaux à Montréal se partagent, par rotation hebdomadaire, la responsabilité de recevoir les itinérants à l'urgence.Sans le caritatif (les accueils de l'Église) et l'humanitaire (Médecins du Monde Canada), les sans-abri montréalais ne recevraient pas leur dû. L'État semble pris en défaut, dans un modèle de protection sociale qui inclut pourtant les soins de santé.1. Professeure agrégée, École de service social de l’Université de Montréal.2. Louise Fournier et coll., Institut de la statistique du Québec. Chiffre basé sur le nombre des usagers des services offerts en itinérance (refuges, soupes populaires).Lire la suite du dossier

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