Autorisation d’importation de médicaments par la Floride: «un terreau fertile pour des dérapages»

Mis à jour le 12/01/2024«Les grossistes du Québec n’y participeront pas.» Hugues Mousseau, président de l’Association québécoise des distributeurs en pharmacie (AQDP), est catégorique. «Nous avons comme priorité de répondre aux besoins de la population québécoise et de nos pharmacies», assure-t-il à ProfessionSanté.ca. L’annonce, le 5 janvier dernier, du feu vert de la Food and Drug Administration américaine pour l’importation de plusieurs millions de dollars de médicaments du Canada par la Floride ne passe décidément pas de notre côté de la frontière. Si la FDA cherche ainsi à enrayer le coût élevé des médicaments aux États-Unis, le Canada, lui, «ne peut pas devenir le fournisseur de médicaments des Américains», estime l’Ordre des pharmaciens du Québec (OPQ), qui dénonce «un non-sens» et craint que cela ne devienne «un terreau fertile pour des dérapages et des problèmes, notamment des risques de pénuries». Cette décision est également mise en doute par Santé Canada: «l’importation en vrac ne constituera pas une solution efficace au problème des prix élevés des médicaments aux États-Unis», indique l’institution dans un communiqué. Le ministre canadien de la santé, Mark Holland, va même plus loin, en assurant que le gouvernement ferait "tout ce qui est en notre pouvoir pour garantir qu'aucun autre pays ne puisse piller notre système de santé à son propre bénéfice."Et pour cause: la Floride compte 22 millions d'habitants, soit un peu plus de la moitié que la population canadienne. Soutenir un marché de 60 millions de patients serait «irréaliste, insoutenable pour le système d’approvisionnement canadien», affirme Pierre-Marc Gervais, pharmacien et vice-président chez Axxess International Inc, entreprise spécialisée en transport international et courtage en douane.«Le marché canadien doit se protéger»Cette décision de la FDA attire en réalité davantage «l’attention sur les défis d'approvisionnement du côté américain, explique Hugues Mousseau, mais ça ne changera pas nos pratiques commerciales». Un argument également repris par Pierre-Marc Gervais: «il s’agit davantage d’une décision politique, qui ne me surprend pas. Les États-Unis sont en période électorale, il ne faut pas l’oublier. Cette annonce ne doit pas nous faire paniquer, car elle ne sera pas mise en place en claquant des doigts, il va y avoir beaucoup de résistance du côté des industries pharmaceutiques. Mais elle reste inquiétante pour le marché canadien qui doit se protéger.» Santé Canada assure d'ailleurs prendre «toutes les mesures nécessaires pour protéger l’approvisionnement en médicaments et garantir aux Canadiens l’accès aux médicaments sur ordonnance dont ils ont besoin».«Ce qui risque d’arriver, c’est que le gouvernement canadien réduise davantage les exportations de médicaments et durcisse ses critères pour éviter une exportation massive», précise Pierre-Marc Gervais. Le système d’exportation de médicaments brevetés est déjà très encadré. À lire aussi: Approvisionnement en médicaments: les embûches se multiplientCertains médicaments sont produits pour l’export et ne seront donc pas concernés par cette décision. En revanche, les médicaments produits pour le Canada pourraient être envoyés vers la Floride, poursuit le pharmacien. Néanmoins, «les fabricants et distributeurs détenteurs d’une licence devront justifier l’exportation des médicaments demandés par la Floride, en suivant une liste de critères plutôt vaste. Parmi eux, le fait que le médicament ne soit pas en pénurie réelle ou prévue au Canada, que les quantités demandées ne soient pas trop importantes ou encore qu’il ne s’agisse pas d’un fabricant unique». Une fois ces étapes approuvées, les douanes américaines passées et les documents de la FDA validés, les autorités floridiennes auront encore du pain sur la planche lorsque les médicaments arriveront sur leur sol. Elles devront en effet les tester, puis les réétiqueter pour les conformer aux normes de la FDA et de l’État.Interdire l'exportation en cas de pénurieLe Canada est aux prises avec des problèmes de pénuries de médicaments de plus en plus récurrents. Plus d’un médicament sur cinq est actuellement en rupture de stock, parfois pendant plusieurs mois, selon les données de Santé Canada. Même si les situations doivent être considérées au cas par cas – une pénurie d’acétaminophène en suspension orale n’aura pas les mêmes implications qu’une pénurie de nitroglycérine, précise Hugues Mousseau –, la situation est déjà très pesante pour le système de santé canadien. «L’industrie est devenue habituée, mais cela reste un fardeau administratif énorme pour les pharmaciens, ainsi que pour les patients qui en subissent les conséquences.» La situation est aussi très pesante pour les distributeurs: «les grossistes sont capables de jouer un rôle tampon en cas de grave pénurie, mais il faut à tout prix améliorer les conditions financières de cette distribution. On parle de plus de 500 millions de dollars de médicaments en valeur d’inventaire dans nos entrepôts.»À lire aussi: Les produits de santé: une filière de poids dans les échanges internationauxUne préoccupation partagée par l'Association des pharmaciens du Canada (APhC), qui prévient dans un communiqué que «toute tentative d’un autre pays d’importer des médicaments du Canada pourrait fragiliser encore davantage un approvisionnement déjà chancelant», et assure réexaminer les mesures déjà mises en place par le gouvernement «afin de nous assurer qu’il n’y a aucune faille exploitable.» En réponse à cette inquiétude, Santé Canada indique que la distribution de médicaments à l’extérieur du pays peut être interdite «si cette vente risque de provoquer ou d'aggraver une pénurie», incluant ceux identifiés dans l’autorisation de la FDA, comme les médicaments contre l’asthme, la maladie pulmonaire obstructive chronique, le diabète, le VIH/sida ou encore les problèmes de santé mentale – «des médicaments dont les écarts de prix sont relativement importants entre les deux marchés», précise Pierre-Marc Gervais. Les fabricants et distributeurs qui contreviendraient à ces règles d’exportation pourraient faire face à des sanctions. Ces médicaments importés seraient destinés, selon la FDA, à des enfants placés en familles d’accueil ou encore des détenus et des personnes âgées bénéficiaires du régime «Medicaid».Une décision loin d’être appliquéeSi la décision de la FDA concernant l'importation fait déjà beaucoup réagir, elle est pourtant loin d’être appliquée. «On constate déjà des contestations de la part des industriels, qui pourraient se pourvoir devant les cours de justice des États, voire devant la cour fédérale, avance Pierre-Marc Gervais. Nous ne verrons pas d’effets de cette décision avant plusieurs mois, et ces effets pourraient être très limités.» Mais qu’en est-il des autres États américains qui pourraient tenter de profiter de cette jurisprudence pour se faufiler dans la brèche et obtenir leur part du gâteau? «C’est certain qu’on va en voir d’autres, car c’est une première, affirme Pierre-Marc Gervais. La question n’est pas si, mais quand cela va arriver.»«Les États-Unis devraient travailler à négocier les prix des médicaments pour leurs citoyens plutôt que de permettre l’importation de médicaments canadiens», conclut ironiquement l’OPQ.Bien que les États-Unis se classent sur la première marche du podium en termes de prix des médicaments brevetés, très loin devant les autres pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Canada est tout de même sur la troisième marche, selon le dernier rapport du Conseil d’examen du prix des médicaments brevetés, organisme chargé de protéger les Canadiens contre les prix excessifs des médicaments brevetés.

Autorisation d’importation de médicaments par la Floride: «un terreau fertile pour des dérapages»

Pour accéder au contenu, connectez-vous ou créez un compte gratuit.

Catégories connexes