Affaire Turcotte: entrevue avec Joël Monzée, docteur en neurosciences et psychothérapeute

ProfessionSanté s'est entretenue du cas de Guy Turcotte, de la responsabilité criminelle en regard des troubles de la personnalité, ainsi que de l'expertise psychiatrique avec Joël Monzée, docteur en neurosciences et psychothérapeute.En décembre dernier, Joël Monzée avait envoyé à ProfessionSanté une lettre intitulée J’ai mal à mon humanité dans laquelle il exprimait son désarroi d’homme face à la violence des hommes meurtris qui «choisissent de donner la mort à des enfants et des adolescents dans un vain espoir de calmer leur douleur psychique».ProfessionSanté : Selon vous, en surmédicalisant les enfants anxieux ou angoissés, on risque de créer de futurs Turcotte, Breivik et Amrani. Fait-on à ce point fausse route?Joël Monzée : Dans les jours qui ont suivi le drame de la famille Turcotte-Gaston, plusieurs pères se sont invités à mon bureau et m'ont dit: «Aujourd’hui, ce n’est pas mon enfant que tu vois, mais moi. Sommes-nous comme ça, nous les hommes? Sommes-nous des bombes à retardement?».À l’époque, je travaillais à St-Sauveur, un village voisin du lieu du drame. La communauté des Laurentides a été très touchée, car les médecins étaient connus. Le drame a aussi servi de révélateur de la souffrance de certains hommes.En fait, je ne crois pas qu’un être humain se lève un jour en se disant qu’il va tuer quelqu’un sans qu’il n’y ait une altération progressive de son jugement. Même un tueur en série. C’est un processus qui conduit un individu à exprimer la part la plus atroce de sa personnalité.Que voulez-vous dire? Il y a eu un film il y a quelques années qui racontait la vie d’Hitler. On y décrit les drames de sa vie. À chaque fois qu’il a vécu un malheur, il a fait le choix le plus sombre, comme la descente en enfer d’Anakin Skywalker qui devient Darth Vader dans Star Wars.La principale critique du film sur Hitler, c’est qu’il était décrit comme un être humain qui sombrait petit à petit dans l’horreur, comme Anakin.Ces individus ont plein de rendez-vous manqués, plein d’opportunités pour se ressaisir, mais ils sombrent dans l’abject, car leur anxiété devient trop lourde à porter.Les clivages neurologiques se cristallisent et les troubles de personnalité émergent petit à petit, comme mes co-auteurs et moi-même l’expliquons dans le livre Ce que le cerveau a dans la tête.Vous mettez sur la société une lourde responsabilité?Bien sûr, c’est plus facile de croire qu’un tel individu est un «monstre-né» que d’oser regarder la part de responsabilité de chacun d’entre-nous.Les drames de Dawson et de Polytechnique ont confronté les Québécois à l’horreur, mais les assassins sont morts sans être jugés, sans qu’on ne puisse réfléchir sur ce qui a motivé leurs gestes.Or, ce n’est pas uniquement l’accessibilité des armes qui doit être ciblée. Ces assassins étaient des individus, en quête de reconnaissance et d’affection, qui ont projeté leur désarroi sur des victimes, généralement très jeunes.Sans vouloir s’affliger, il est important de ne pas enfermer dans une boîte l’assassin en se disant qu’il est atteint d’une maladie quelconque, de préférence dès sa naissance.Nous n’apprendrions rien sur nous, sur nos choix, sur notre société et sur les risques que nous faisons encourir aux autres. Ou alors, il faut accepter que toute personne qui commet un délit a, par définition, une problématique neurologique qui l’empêche de respecter le bien commun, les individus et les différents codes de vie.Plus personne ne serait alors criminellement responsable, puisque son cerveau est «imparfait» à cause de sa génétique ou d’un manque au niveau du processus éducatif offert aux enfants.Nous aurions tous une part de responsabilité?Nous devons, chacun à notre niveau, reconnaître une part de responsabilité, et c’est peut-être difficile à accepter. En ce sens, c’est une bonne chose que nous puissions parler du cas Turcotte à travers les médias, les cours et les discussions informelles.Nous devons nous approprier ce drame pour comprendre la manière dont nous vivons notre détresse affective et éventuellement dégager des pistes d’interventions éducatives ou thérapeutiques, selon notre rôle dans la société.Si nous ne faisons pas cette démarche, nous risquons de passer à côté des indicateurs qui montrent que notre société contribue à engendrer de tels drames.Preuve en est, ils sont en augmentation à travers le monde. Nous devons donc réfléchir et questionner nos manières de vivre et d’éduquer nos enfants.Le verdict dans le procès du Dr Turcotte a beaucoup été attribué aux experts psychiatres dans les lignes ouvertes des médias. La population risque-t-elle de perdre confiance dans ces spécialistes?En fait, je pense que la problématique découle d’une confrontation entre deux conceptions d’un tel crime. D’une part, il y a la logique juridique. D’après ce que j’ai compris, le juge a imposé aux experts psychiatriques de déterminer l’état d’esprit de Turcotte au moment du crime, excluant ce qui s’est potentiellement passé avant et après, mais surtout après!Or, il y a des lettres et des indicateurs d’un trouble de personnalité sévère que les psychiatres n’ont pas pu utiliser pour justifier un éventuel diagnostic sur l’axe 2 du DSM durant le procès. A tel point, c’est qu’on a même sous-entendu que l’expert de la couronne aurait contribué à défendre l’accusé. Coincés, les experts n’ont pu que s’aventurer que sur l’axe 1 et proposer un trouble de l’adaptation.Il est certain qu’il a eu de la difficulté à s’adapter à sa nouvelle réalité familiale, mais cela n’explique aucunement le double crime. Par ailleurs, il y a de plus en plus de cas de troubles de l’adaptation, car notre société devient de plus en plus complexe, mais ces personnes ne tuent pas leurs enfants pour la cause.D’autre part, il y a la logique psychiatrique, à tout le moins la perspective psychodynamique des troubles de personnalité décrits sur l’axe 2. Il faut savoir que le DSM n’est pas un outil très efficace pour explorer l’axe 2, en ce sens qu’il vaut mieux se référer au «Psychodynamic Diagnostic Manual» pour comprendre comment un être humain peut basculer à ce point dans l’horreur.A cet effet, les travaux d’Otto Kernberg sont très intéressants. Prenons un enfant qui a une faible estime de lui-même. Il peut se créer une image de lui-même, positive ou négative, qu’il défendra tout au long de sa vie... Si cela le conduit à développer une grande précision et un grand contrôle de ses comportements, ce n’est pas nécessairement problématique.Quand est-ce que cela devient problématique, alors?Si cette image devient la colonne vertébrale psychique de l’individu, il risque de tomber dans le trouble de personnalité narcissique, c'est-à-dire qu’il nourrira sans cesse son image, plutôt que de développer de saines stratégies de gestion de l’anxiété.Pire, il peut vouloir défendre son image au détriment des autres, voire en les accusant de ses propres erreurs. Il tombe alors dans le trouble de personnalité narcissique malsain. Autrui devient un ennemi, car il est responsable de toute situation influant sur l’image.Et si cette image est encore plus altérée et qu’il y a également présence d'un fonctionnement de type «état limite», c’est la porte ouverte pour une bascule dans le trouble de personnalité anti-social et les comportements les plus inhumains. Cet aspect dynamique, et le risque qu’encoure la société au sens large, est d’ailleurs bien décrit dans l’outil appelé «Axe M» de Peter Fonagy et Anthony Bateman.Le trouble de personnalité narcissique dépend donc de l’environnement où évolue celui qui en souffre?Un adulte qui bascule petit à petit dans l’horreur commet souvent des actes ou pose des gestes qui sont questionnables, voire inacceptables.Or, lorsque l’environnement familial ou professionnel tolère, voire camoufle, ces actes, cela donne l’impression d’une impunité et d’une surpuissance qui altèrent encore plus le bon sens de la personne.Ainsi, il est nécessaire pour d’éventuels enquêteurs de remonter dans le temps et de voir comment l’adulte, et je dis bien l’adulte, a géré ses échecs et ses erreurs. Cela nous en apprendra beaucoup sur son mécanisme de fonctionnement et l’éventualité d’un trouble de personnalité qui s’est cristallisé progressivement.Il faut comprendre également qu’au fil des bascules psychiques autrui apparaît de moins en moins comme une personne, mais plutôt comme un objet.Une telle personne ne serait donc plus du tout capable de ressentir de l’empathie pour les autres?Il n’y a en tout cas plus aucune résonnance émotionnelle quand autrui vit une difficulté ou de la souffrance. Dans un viol, l’individu peut même se persuader qu’il répond à la demande de la personne qu’il maltraite. Dans un meurtre de sang froid, il y a peu de place pour le regret, la compassion, la considération d’autrui.De plus, un meurtre à l’arme blanche demande plus de froideur que si l’on utilise une arme à feu. Demandez-le aux soldats. C’est plus «facile» de combattre au fusil qu’au couteau. Vous sentez l’odeur de l’autre dans un corps-à-corps. Alors, que dire s’il s’agit d’enfants qui manifestent des gestes de protection. Le clivage psychique doit être total!Conséquemment, je crois qu’il est extrêmement difficile de ressortir d’un tel état psychiatrique. En ce sens, je crois qu’Isabelle Gaston a maintes fois alerté les experts quant à la dangerosité de son ex-conjoint depuis le jugement.Et je crois qu’elle n’a pas tort de se méfier des risques qu’elle encourt. Il est probable qu’elle n’ait pas tenu compte de certains indicateurs lorsqu’elle vivait avec lui, alors qu’aujourd’hui il est visible qu’elle a une vision plus claire du processus émotionnel de son ex-conjoint.Alors, que pensez-vous des procédures d’évaluation menées à l’Institut Pinel ?Il y a là aussi deux logiques qui s’affrontent. La première, celle de l’expertise psycholégale, tient du rôle que jouent les psychiatres qui doivent faire une expertise pour déterminer si on peut le libérer ou non.Le psychiatre travaille pour une institution et pas nécessairement pour le patient. Le psychiatre doit poser un diagnostic pour déterminer le degré de dangerosité pour la société. C’est le même principe qu’un expert appelé à évaluer un patient pour le compte de son employeur ou d’une assurance.Or, pour entamer une psychothérapie, il est nécessaire que le patient soit certain que ce qu’il dira au thérapeute sera confidentiel.Ce principe découle du «traitement moral» qui a été conceptualisé, ironiquement, par Philippe Pinel. En fait, il avait remarqué que les patients qui ne faisaient pas confiance à la discrétion du médecin ne révélaient pas l’ensemble des éléments ayant causé la maladie.Pinel encouragea alors ses confrères à enchâsser le secret médical dans la pratique de soins pour que le diagnostic puisse reposer sur tous les éléments et que le traitement soit le plus efficace possible. C’est l’autre logique.Or, Turcotte est un homme intelligent, mais ses fragilités narcissiques sont très probablement encore à fleur de peau. Il comprend très bien que, s’il se confie aux psychiatres, il va s’incriminer et se voir interner plus longtemps.Donc, il est coincé. Cela ne veut pas dire que je le plains, mais je comprends qu’il ne puisse pas entamer une réelle psychothérapie qui l’amènera à reconstruire les bases de son individualité et, peut-être un jour, ressentir l’effroi des actes qu’il a posés et oser demander pardon.Pire, la situation actuelle, tant au niveau du jugement que ce qui se passe à Pinel, pourrait maintenir ses clivages et le conforter dans une compréhension erronée de ce qui s’est passé.Cela dit, il doit céder à la première logique s’il veut réellement guérir. Donc les deux logiques pourraient se rejoindre, mais… dans quelques années!

Affaire Turcotte: entrevue avec Joël Monzée, docteur en neurosciences et psychothérapeute

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