50 ans des CLSC: Un modèle précurseur à l’abandon

« Il n’y a pas grand-chose à fêter », déplore le Dr Sylvain Dion, président de l’Association des médecins de CLSC (AMCLSCQ). Témoin impuissant de leur déclin, le Dr Dion, qui est également deuxième vice-président de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), a vécu de l’intérieur le recul progressif, orchestré par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), des nombreuses missions remplies par les CLSC. Opérant à la fois en aval et en amont, les CLSC auraient dû devenir une carte maîtresse du réseau de la santé avec la très grande variété des services qui y sont offerts : médecine familiale (selon les centres), maintien à domicile, soins aux familles, vaccination, réadaptation, services psychosociaux, intervention jeunesse, enseignement, services de périnatalité et pour la petite enfance, et bien d’autres programmes. Ces dernières décennies, ils ont plutôt été affaiblis par les transferts de professionnels vers les Groupes de médecine de famille (GMF) et noyés dans les mégastructures du réseau de la santé, où ils ont perdu leur autonomie et une grande partie de leur identité. Ces ponctions ne sont peut-être pas terminées. Le MSSS se dit en réflexion à leur sujet et plusieurs craignent qu’ils ne deviennent que de simples points de services pour le maintien à domicile. Le Dr Sylvain Dion a entrepris sa pratique au CLSC de Lac-Etchemin en 1988. Par rapport à ce qu’il vit en 2021, c’est le jour et la nuit, décrit-il. « À mes débuts, la maison mère était ici. Nous pratiquions une belle médecine de famille. Nous faisions du zéro à cent ans. Nous allions donner des services dans sept villages. Nous avions un conseil d’administration et le directeur général se trouvait un étage plus haut. On se sentait plus autonomes et on avait davantage notre mot à dire dans les priorités. » Cette période est révolue depuis longtemps. À l’avant-garde de la pratique interdisciplinaire Le modèle des CLSC québécois a vu le jour en 1971. À cette époque, il n’existait pas de première ligne structurée. Mis sur pied par l’État, ils étaient destinés à former un réseau public complet. « Au cœur du modèle initial, écrit Anne Plourde, chercheuse à l’Institut de recherches et d’information socio-économiques (IRIS), se trouvait une mission sanitaire, sociale et communautaire, doublée d’une mission curative, préventive et de promotion de la santé […] Destinés à l’origine à devenir la principale porte d’entrée du réseau, les CLSC ne joueront finalement jamais ce rôle. » Les CLSC étaient d’avant-garde. Ils offraient une pratique interdisciplinaire qui réunissait sous un même toit divers professionnels bien avant que cette approche ne soit encouragée au sein des GMF. « À mon arrivée, relate le Dr Sylvain Dion, nous avions une équipe d’infirmières avec lesquelles nous travaillions aux services courants. Nous étions à proximité des travailleurs sociaux. Le bureau de la psychologue se trouvait très près du mien et il était très facile d’aller la consulter. C’est probablement entre 1973 et le milieu des années 1990 que les CLSC ont connu leurs heures de gloire pour la pratique médicale. » Médecins salariés et jugés paresseux Les CLSC québécois ont été cités comme un modèle de services de première ligne dans plusieurs pays. Alors, pourquoi cette formule novatrice a-t-elle été esquintée dans la province même où elle a été créée ? Divers facteurs ont provoqué ce rejet. « Dans leur conception, dit Guillaume Hébert, autre chercheur à l’IRIS, les CLSC attaquaient une vision libérale, où le statut du médecin est très dominant. Au départ, les médecins y étaient salariés. Ça les inquiétait. Il y avait aussi la crainte d’être déclassés et de perdre leur statut au sein des CLSC. Ils voulaient garder leur ascendant et ne pas évoluer dans des structures où la démocratie était importante. On veut avoir la satisfaction de la clientèle, pas sa participation. Les médecins qui acceptaient d’aller en CLSC étaient vus comme des traîtres parce qu’ils avaient adhéré à ce projet. » Certains de ces médecins ont aussi été étiquetés de paresseux parce qu’ils prenaient moins de patients qu’au privé, une image négative qui leur a collé à la peau. « Peut-être qu’ils voient leurs patients plus longtemps, mais, en même temps, ils règlent plus de problèmes, rétorque le Dr Sylvain Dion. Ils ont aussi des clientèles plus lourdes : le maintien à domicile, ce n’est pas le même genre de suivi que le diabète en cabinet. » De son côté, le Ministère acceptait mal leur manque d’uniformité provinciale. Tous n’offraient pas les mêmes services et certains n’avaient même pas de médecins. Sous le ministre de la Santé Philippe Couillard, l’État a commencé à prendre le contrôle des CLSC lors de la création des Centres de santé et de services sociaux (CSSS). Gaétan Barrette qui, quelques années plus tard, a parlé « d’échec », les a engloutis dans les CIUSSS et les CISSS. Cannibaliser ses propres ressources Les CLSC étaient très proches de ce qui est encore considéré aujourd’hui comme une façon optimale d’organiser la santé et les services sociaux, estime Guillaume Hébert. Mais petit à petit, au fil des réformes, on leur a enlevé des ressources, des budgets, et on leur a retiré certains des services qu’ils donnaient. « L’autonomie des CLSC venait en tension avec la grosse machine du ministère de la Santé que l’on était en train de construire », poursuit le chercheur. Québec a cannibalisé son propre réseau public pour en donner des éléments majeurs aux GMF, d’abord des infirmières, puis d’autres professionnels, comme des travailleurs sociaux. Ce faisant, l’État a diminué les services qu’ils étaient en mesure d’offrir à la clientèle. Le Dr Sylvain Dion a vu l’effet de ces changements. « Après les dernières fusions sous l’ère Barrette, on a eu un éclatement de la mission des CLSC avec le départage des programmes dans différents silos. Il se donne encore des services de type CLSC, mais c’est difficile à identifier. Leur maillon fort actuellement, c’est le maintien à domicile. On verra ce qui va arriver avec les services à la jeunesse après le rapport Laurent [du nom de la présidente de la Commission, Régine Laurent]. » Pour la formation politique Québec solidaire, les CLSC étaient une idée de génie qui a été malmenée, sabotée avec le temps, principalement par le Parti libéral du Québec. La CAQ perpétue la même politique, s’indigne le député Sol Zanetti, critique en matière de santé pour son parti. Obstructions de la FMOQ Le Dr Dion dit ne pas avoir regretté son choix d’opter pour une pratique complète en CLSC dès son entrée dans la profession, et il n’a jamais songé à l’abandonner. Même s’il est un des vice-présidents, il reconnaît que la FMOQ s’est opposée au modèle des CLSC à ses débuts dans les années 1970. Il rappelle lui-même le projet « Objectif 73 » mené à l’époque par la Fédération pour dissuader les médecins d’aller y exercer. Collaboratrice au portail ProfessionSanté.ca, la Dre Geneviève Dechêne écrivait le 5 mai dans un billet sur les 50 ans des CLSC que la FMOQ avait découragé la pratique médicale en CLSC et que ces établissements subissaient depuis 40 ans les attaques répétées des lobbies médicaux et du Ministère. Même si le transfert d’infirmières et de professionnels vers les GMF a réduit leur portée, les CLSC restent essentiels, selon elle. Ils ont un rôle que ne peuvent pas jouer les GMF. « Pour soigner mes patients GMF souffrant de pathologies sévères et terminales, de maladies mentales graves décompensées ainsi que de difficultés psychosociales complexes, j’ai rapidement compris l’importance de les adresser aux professionnels de leur CLSC pour un suivi longitudinal expert », écrivait-elle. Des problèmes de recrutement médical Dans plusieurs régions, la présence de médecins de famille en CLSC représentait l’un des services les plus appréciés des usagers. C’est encore le cas au CLSC Lac-Etchemin, qui compte encore 11,5 médecins en équivalence temps plein (ETP), mais il le doit au fait qu’il est une unité d’enseignement de médecine de famille (UMF). D’autres CLSC connaissent des problèmes de recrutement. La rémunération n’a pas évolué au même rythme qu’en GMF, une injustice pour le Dr Dion qui, à travail égal, réclame un salaire égal. En 2021, un médecin en CLSC gagne 99 $ de l’heure, ce qui donne un revenu annuel inférieur à celui des médecins qui exercent en GMF. Le Dr Dion craint que des médecins partant à la retraite, qui avaient mis au point une expertise et des protocoles en CLSC, ne soient pas remplacés. Jusqu’à la création des GMF en 2003, il était plus facile d’attirer des médecins en CLSC, car ils offraient une pratique de groupe, un modèle interdisciplinaire et des congés de maternité. Aujourd’hui, les GMF offrent tous ces avantages. Les CLSC conservent toutefois un gros atout par rapport aux GMF : leurs médecins n’ont pas à payer des frais de bureau, une économie annuelle appréciable. Transfert de professionnels vers les GMF Luc Mathieu, président de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ), souligne de son côté l’importance des CLSC pour leur volet promotion de la santé et prévention, pour leurs services intégrés en périnatalité et en petite enfance, et pour leur programme AGIR destiné à soutenir le développement des jeunes enfants. L’État a-t-il fait un bon choix en dépouillant les CLSC d’un bon nombre de ses infirmières afin de les transférer vers les GMF ? « Pas sûr », répond-il. Le président de l’OIIQ critique aussi l’intégration forcée des CLSC dans les mégastructures du réseau. « Il y a eu une concentration vers les missions hospitalières aux dépens des CLSC. Ils n’ont pas perdu de l’importance à mes yeux, mais, dans le réseau, ils n’ont pas gardé la place qu’ils auraient dû conserver, déplore-t-il. Au fil des réformes et des contraintes budgétaires, ce sont souvent dans les missions dévolues aux CLSC que l’on a fait de grosses coupes. » Les effets de ce démembrement progressif se sont fait sentir à l’intérieur des murs des CLSC, a pu observer le Dr Sylvain Dion. « Ils sont affaiblis, éclatés. Dans mon CLSC, on sent moins de cohésion entre les équipes, entre les services et les différents programmes. Il n’y a plus d’identité. On avait un sentiment d’appartenance à un milieu de travail, maintenant on l’a seulement pour notre petite équipe. » Jean-Pierre Dion, directeur des communications à la FMOQ, souligne que beaucoup de médecins de famille se sont accomplis dans les CLSC et juge que ce modèle a encore sa place et son importance en 2021. Il n’y a pas de raisons que la pratique des médecins de famille en CLSC cesse, juge-t-il. Il estime toutefois que c’est le gouvernement qui a les clefs pour l’avenir. Tout est question de volonté politique et d’allocations de ressources. Si les conditions de pratique sont moins intéressantes et stimulantes pour les médecins de famille, il y a risque d’érosion. Mais si elles sont comparables à celles des GMF, certains iront ou resteront dans les CLSC, croit-il. Les CLSC existent-ils encore pour le Ministère ? Pour l’instant, ses acteurs nagent dans la noirceur. « On se demande si on existe encore pour le MSSS », soupire le Dr Dion. Les faits ne lui donnent pas tort. Le directeur général adjoint de l’accès au ministère de la Santé, Martin Forgues, a refusé de nous rencontrer pour parler des 50 ans des CLSC et discuter de leur avenir. « Une réflexion quant à l’évolution des CLSC en est à ses débuts. Il serait prématuré de se positionner à ce sujet puisque des discussions doivent encore se tenir », a-t-on justifié. Est-ce l’existence même des CLSC qui est remise en question à Québec ou leur rôle qui est appelé à être modifié ou encore réduit ? L’avenir le dira. Autre fait qui laisse songeur, le Ministère a mis une semaine à nous transmettre par écrit une description des services et programmes offerts par les CLSC en 2021, ce qui en dit long sur sa méconnaissance de ses rôles contemporains. Selon ses données, au 1er avril 2021, le Québec comptait 475 CLSC, incluant ses points de services, et en 2019-2020, au total, 1034 médecins de famille y ont fait entre 60 et 90 % de leur pratique. Toutefois, le MSSS est incapable de déterminer le nombre total d’employés qui y travaillent. À quoi ressemblera le CLSC après la révision que dit avoir entreprise le MSSS ? « La question à se poser est celle-ci : est-ce que l’on veut la survie des CLSC ou pas ?, se demande le Dr Sylvain Dion. Ça fait peut-être même plusieurs années que le Ministère a jeté l’éponge. Lors du virage ambulatoire des années 1990, j’avais entendu dire qu’au Ministère des gestionnaires soutenaient que l’on devrait faire des CLSC une grosse agence de maintien à domicile. » La pandémie a démasqué l’état catastrophique dans lequel se trouvent les CLSC, soulève-t-il. De l’avis de Guillaume Hébert, les CLSC auraient pu jouer un rôle encore plus déterminant dans la vaccination lors de la pandémie en raison de leur connaissance des milieux et des populations dans lesquels ils sont implantés. Inquiet pour l’avenir Même diminués par rapport au modèle initial de 1971, les CLSC ont encore beaucoup d’importance dans leur milieu en 2021. « Ce sont des établissements extraordinaires : que les médecins de famille québécois se lèvent et demandent à nos décideurs (FMOQ, MSSS) de favoriser la pratique médicale intensive en CLSC pour les clientèles complexes et instables qui requièrent une approche médicale interprofessionnelle », réclamait la Dre Dechêne dans son billet publié sur le site ProfessionSanté.ca. Selon le président de l’AMCLSCQ, ils forment toujours un acteur essentiel du système de santé. « C’est la mission des CLSC de travailler en amont », plaide-t-il. Dans ses rêves, chaque CLSC devrait compter six à huit médecins. « Des médecins, précise-t-il, qui travailleraient dans les mêmes murs, auraient une pratique polyvalente, pourraient donner un coup de main en santé mentale et faire de la prise en charge, et seraient à même de donner un certain nombre d’heures d’accessibilité sans rendez-vous. Le maintien à domicile demeure la force des CLSC, mais les médecins doivent pouvoir donner des services de première ligne réguliers à la population. » Pour leur redonner un nouveau souffle en cette 51e année d’existence, il faut, à son avis, procéder à une certaine décentralisation, donc revenir en arrière et redonner du pouvoir à de plus petites entités. Mais il ne cache pas ses craintes pour l’avenir. « Mon inquiétude, c’est qu’on ne nous donne pas de réponse et qu’il n’y ait pas de vision. Ça passe ou ça casse. Le modèle CLSC a encore une certaine plus-value. Il faudra qu’elle soit reconnue et que l’on soit encore capable de travailler en complémentarité avec les GMF. Le Ministère doit nous dire ce qu’il compte en faire comme organisation de première ligne. »

50 ans des CLSC: Un modèle précurseur à l’abandon

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