Vague à l’âme

Les notes du piano montaient à l’étage. Des notes graves et lourdes qui résonnaient dans toute la maison. Un rythme lent, régulier, poignant. On aurait dit les battements d’un cœur défaillant, tombé en bloc AV, en bradycardie. La diastole immanquablement suivie de la systole. Une succession incessante de B1 et de B2 clairs, distincts, sans aucun souffle. Comme le son d’un glas. C’était un air connu, archi connu. Une musique classique. Souvent entendue. Pourtant, je n’arrivais à identifier ni le titre, ni le compositeur. Mais je connaissais cette mélopée. Je l’avais écoutée des centaines, voire des milliers de fois auparavant. Je ne joue pas du piano – hélas! Mais je sais traire les vaches (!) et je suis le meilleur conducteur d’International-Harvester W-4 dans le canton (!!); oui, je sais, cela ne vous impressionne guère – dommage. Je ne joue donc pas du piano, mais je me doutais bien que ces notes venaient de l’accord joué de la main gauche. Cela créait une atmosphère dramatique. Je me disais: «Mon Dieu que cette musique est triste». D’une tristesse infinie. Lugubre même. Le désespoir palpable. Le type qui avait composé cela ne pouvait être que déprimé, profondément déprimé. Je me disais même qu’il aurait eu intérêt à consulter son médecin, voir un psychologue, prendre des antidépresseurs. N’importe quoi pour contrer son malheur. Ça n’a pas de bon sens de composer une musique aussi mélancolique. Tenez, voici la partition: Tellement triste. Mais aussi, tellement beau. Pourquoi avons-nous tant de difficultés avec la tristesse? Pourquoi nous fait-elle si peur, nous angoisse-t-elle tellement? Il n’y a pas une journée qui passe sans que quelqu’un ne vienne me consulter pour me dire combien il est fatigué, épuisé, triste, déprimé. À l’opposé, jamais personne ne vient me voir pour me dire que tout va bien et combien il est heureux. Docteur, je viens vous voir parce que je file le parfait bonheur. Je dois avoir un problème. Pourriez-vous m’aider? !!! C’est comme si la vie ne devait être qu’une suite interminable de joies, d’excitations et d’euphories. Comme si seul le plaisir comptait. Comme si nous étions devenus intolérants au malheur. Que cela est inacceptable. Cachez cette tristesse que je ne saurais voir, ce désespoir que je ne saurais ressentir, cette souffrance que je ne veux pas éprouver. Et comment se fait-il que nous ayons tant de difficulté à voir quelqu’un pleurer? Docteur, Je viens de me séparer… Mon mari s’est suicidé, je l’ai retrouvé pendu dans le cabanon… Je suis harcelé au travail, épuisé, vidé… Je suis vieux, malade, seul, inutile… … je trouve cela difficile. C’est normal de trouver cela difficile. La plupart d’entre nous, placés dans les mêmes circonstances, réagiraient de manière semblable. Personne n’est immunisé contre la souffrance morale. Pourquoi faut-il alors suggérer de prendre des antidépresseurs ou de consulter un psychologue? Attention, je ne dis pas qu’il ne faut pas le faire. Je dis simplement que parfois, souvent même, il suffit d’accueillir la souffrance de l’autre en faisant preuve d’écoute et de compassion, en ayant recours au le silence – le silence attentif. Je dis simplement qu’une approche humaniste est, sans doute, tout ce qu’il faut. Et puis, là soudainement, sans raison apparente, j’ai le goût de vous montrer une photo. N’est-ce pas qu’ils sont beaux. Ce sont les œufs qu’elles m’ont donnés, ce matin. Un vrai cadeau du ciel. Quel lien entre les deux photos? Aucun, sinon la certitude que la vie ne peut être constituée que de moments heureux. Aucun, sinon la conviction que le bonheur et le malheur sont aussi indubitablement liés l’un à l’autre que le jour et la nuit. Et que des pires circonstances originent des moments extraordinaires. Remarquables et fabuleux même: Les fleurs du Mal, de Beaudelaire1; De retour le 11 avril, de Hubert Aquin2. Et pour ceux qui en douteraient encore, je vous laisse entre les mains de Rachmaninov3: Références: 1 Beaudelaire, Les Fleurs du Mal, ISBN : 978-2-0812-7903-2 2 Aquin, Hubert, Blocs erratiques, textes divers, 1948-1977 (publication posthume; rassemblés et présentés par René Lapierre), Montréal : Quinze, 1977, 332 p. 18 cm; 3 Rachmaninov, Prélude in C-Sharp Minor, Op. 3, No 2

Bâbord amures

Vague à l’âme

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Derrière ce blogue:

Roger Ladouceur